Erschienen in: Le Figaro vom 10. 7. 2002.

PAR MICHEL KORINMAN * et LUDWIG WATZAL **

[10 juillet 2002]

Le 11 septembre a (peut-être) ouvert les yeux des Français. L'Union européenne, au plan international, n'existe plus que sur le papier. C'est la monopuissance américaine qui décide du calendrier. Mieux : tous les Etats comptant dans l'UE sont pro-Américains. En particulier les Britanniques de Tony Blair qui revivent ou croient possible de revivre l'Empire par States interposés, mais aussi les Allemands qui tiennent absolument à jouer les élèves modèles et s'associent « sans réserves » à la guerre contre le terrorisme. Alors que la France officielle consacrait la légitimité de l'action américaine tout en écartant l'axe post-huntingtonien du mal cher à George Walker Bush ; un embarras qui n'a pas trompé les voisins.

On ne court plus guère de risque, aujourd'hui, à annoncer le divorce franco-allemand. Avant 1989-1991, il y avait toujours crise dans le « couple » quand la classe politique allemande n'abondait pas dans le sens indiqué à Paris. L'Europe devait être plus ou moins française. C'en est maintenant fini. Malgré le compromis géopolitique passé entre le passionnément europhile Helmut Kohl et François Mitterrand : la réunification de l'Allemagne contre l'abandon, par les Allemands, du mark et de la Bundesbank au bénéfice de l'euro. La coalition rouge-verte arrivée aux affaires en 1998 n'a plus rien de spécialement francophile et raisonne, beaucoup plus que les prédécesseurs chrétiens-démocrates émotionnellement ancrés dans le sillage du traité de l'Elysée de 1963, en termes de rapport de force. D'où le discours de Joschka Fischer, le 12 mai 2000, en début de présidence française : le titulaire de l'Auswärtiges Amt tranchait dans le vif, prenant à la lettre un demi-siècle de construction européenne et revendiquait une Europe fédérale, soit une Europe véritable avec Constitution, gouvernement, Parlement à deux chambres et président élu au suffrage universel. On comprend les réactions de Jean-Pierre Chevènement : l'Allemagne pas encore guérie du déraillement nazi, ou de Jacques Chirac : démarche par trop abstraite.

Mais les Français avaient compris que les Allemands, dès lors qu'il s'agissait sans doute à juste titre d'inventer l'Europe à vingt-huit, ne leur demandaient plus un avis privilégié. Plus encore, et le sommet de Nice, du 7 au 11 décembre 2000, l'a abondamment démontré, la France, perçue comme arrogante, demeure à peu près seule à refuser une certaine prééminence de l'Allemagne, fondée sur la démographie et l'économie, que renforcera d'ailleurs l'élargissement, ce dogme géopolitique d'outre-Rhin. Et le fait que les multiples interventions du candidat bavarois à la chancellerie, Edmund Stoiber, relançant inlassablement la question des Sudètes et maintenant celle d'une abolition des décrets Bierut de 1945-1946 - expropriation et expulsion des Allemands à l'est de l'Oder-Neisse ne suscitent pas d'intérêt... ailleurs qu'à Varsovie, va dans la même direction. L'Europe de demain ne sera pas allemande, elle sera plus allemande.

Mais l'Allemagne renoue-t-elle pour autant avec la quête, toute wilhelminienne, d'un « empire inquiet » ? Se veut-elle de nouveau Weltmacht ? Et il y a sans doute l'exigence d'un siège au Conseil de sécurité. Mais, à cet égard, la gauche allemande, moins marquée par l'Histoire car héritière du socialisme internationaliste, a réussi l'inscription définitive de la République fédérale dans une normalité extérieure. La guerre est redevenue avec elle une « catégorie » de la politique étrangère. Ce sont les soldats allemands au Kosovo, au Timor-Oriental, au large des côtes africaines ou en Afghanistan ; le chancelier allait jusqu'à imaginer tout récemment leur participation à une force d'interposition au Moyen-Orient, l'idée ne manquant pas d'intérêt, même s'il lui faudrait nécessairement pour se réaliser l'aval, en dernière instance, d'Israël. Tout en parlant indéfiniment de limites consenties, d'en ca drement européen et du moteur franco-allemand pour l'Europe, Berlin développe, au nom de la « prévention des conflits », une politique planétaire d'intervention. Mais il n'y a pas là d'aspiration à une quelconque hégémonie ; bien au contraire, l'Allemagne a désormais, contrairement à la France, parfaitement assimilé sa réduction à une province de l'Occident américain. Gerhard Schröder et Joschka Fischer, qui trouvaient au socialisme de Jospin quelque chose de dépassé, de vieillot, d'exotique, trouvent certainement Chirac trop nationaliste à leur goût. L'antiaméricanisme culturel des Allemands reste traditionnellement plutôt ancré chez les conservateurs. La gauche institutionnelle, emmenée par son porte-parole Fischer, a toujours clamé que son opposition passée (en 1968) aux Etats-Unis ne touchait pas aux valeurs, mais était affaire de conjoncture - la guerre du Vietnam. Voilà pourquoi le ministre allemand des Affaires étrangères a pu coller aux jupes de Madeleine Albright ; voilà pourquoi il lui est possible de se faire aujourd'hui le fantassin résolu de Bush dans la guerre contre le terrorisme. Tous les pays ont d'ailleurs compris que Washington pratique volontiers le multilatéralisme... avec soi-même et n'invite à participer au Great Game que les fidèles parmi les fidèles dont la France n'est pas. Schröder et Fischer veulent en être.

Et pourtant l'histoire n'est pas finie et se manifeste parfois là où on ne l'attendait pas. Ce qu'illustre le tout dernier débat, en Allemagne, quant à une nature antisémite mais également anti-israélienne supposée de l'antiaméricanisme (1). Critiquer les Etats-Unis et les mesures de représailles contre Al Qaida en Afghanistan ou ailleurs après le 11 septembre, ce serait s'en prendre à la patrie du modernisme, de l'individualisme, du capitalisme, de la mondialisation, du cosmopolitisme, du melting pot, et recourir volontairement ou bien involontairement aux clichés de l'antisémitisme traditionnel : les juifs, le commerce, l'internationalisme et l'argent, puis en fin de compte Israël.

Confirmation indirecte par le député Vert au Landtag de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Jamal Karsli, qui condamne les « méthodes nazies » du premier ministre Ariel Sharon et récuse dans un même temps le contrôle des médias américains par le « lobby sioniste ». Cela valant aussi mais plus spécifiquement à propos d'Israël pour le leader du FDP libéral en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Jürgen W. Möllemann, grand pourfendeur de la politique répressive d'Ariel Sharon qui impute à ce dernier, mais également à sa tête de Turc Michel Friedman, membre du Conseil central des juifs en Allemagne, une coresponsabilité dans l'émergence d'un nouvel antisémitisme en RFA. Des propos inouïs qui ont été, bien légitimement, tout de suite dénoncés par l'ensemble de la classe politique. Möllemann, qui s'est fixé un score de 18 % pour le petit FDP, espérait mobiliser l'électorat musulman en septembre. L'attitude du parti reste cependant ambivalente. Le tout dans un contexte encore marqué par la discussion autour du roman à clefs antisémites de Martin Walser, Un critique est mort. Autant de « micro-événements », certes ; les partisans allemands d'un engagement plus net de la RFA au Proche-Orient s'en sont trouvés, quant à eux, interdits.

Fin de notre série sur l'Allemagne

* Directeur d'Outre-Terre, revue française de géopolitique. **Rédacteur à Aus Politik und Zeitgeschichte, supplément à Das Parlament.

(1) Cf. Ludwig Watzal, « L'Allemagne et son « débat sur l'antisémitisme », à paraître in Outre-Terre revue française de géopolitique n° 3 (octobre 2002).